J’ai commencé à écrire dans un carnet à l’âge de 10 ans. Avec le recul, je me dis que ce n’est pas un hasard si cela a coïncidé avec mes premières règles. Aujourd’hui, à 37 ans, je continue à écrire régulièrement dans un journal mes réflexions, mes émotions, mes doutes et mes questions. Evidemment, ce journal a évolué depuis toutes ces années. On est passé de petites anecdotes que je notais tous les jours après l’école sur mes copines, les garçons, mes profs… à des écrits sur la maternité, le couple, le lien à l’enfance, la découverte du Soi qui sont plutôt mes préoccupations du moment!
Mon carnet était avec moi dans mes voyages de jeune fille, sac au dos, avide de rencontrer d’autres cultures et d’autres personnes. Il était là pendant mes premières années d’enseignement pour m’aider à mieux comprendre mes émotions et celles de mes élèves et éviter le burn-out. Depuis ma première grossesse, il est décoré d’images, de photos et de dessins. Il m’a aidée à gérer un accouchement traumatisant. Il m’a accompagnée en expatriation au Cameroun et en Turquie et permis de comprendre le fait d’être étrangère dans un autre pays. Il a vu aussi mes deux grossesses suivantes et le changement intérieur qu’elles ont provoqué. Bref, ce carnet (qui a changé de format et dont les différents volumes remplissent mes armoires) est une part importante de ma vie.
A quoi ça sert d’écrire dans un journal ? Est-ce qu’on ressemble forcément à une jeune fille en fleurs naïve et innocente quand on tient son journal ? Ou bien le fait d’exprimer sur papier à travers l’écriture et le dessin mes pensées, mes émotions, mes ressentis m’aide-t-il à mieux les comprendre, à les approfondir davantage et à les exprimer aux autres?
C’est évidemment en cette dernière possibilité que je crois fermement.
Une pratique ancienne, collective et terre à terre
La pratique du journaling est très ancienne et remonte au XIVème siècle. Elle était avant tout masculine, collective et concernait les propriétaires terriens. Dans ces « livres de raison », qui étaient plutôt des « journaux de bord » mâtinés de livres de comptabilité, étaient consignés les achats, les ventes, les sommes perçues, la généalogie, les maladies et les faits marquants. Cela permettait au pater familias de se souvenir des choses qui concernaient toute sa famille et ses propriétés – dans le désordre ses terres, sa femme, ses enfants, ses paysans et ses animaux. Rarement les femmes en ont été l’auteur, sauf quand elles ont dû assumer le rôle de chef de famille à l’occasion du décès de leur mari par exemple.
Le livre de raison disparaît progressivement aux alentours du XVIIème siècle, à l’époque de ce qu’on appelle l’émergence de l’individu.
Les écrits épistolaires féminins comme origine
Au XVIIIème siècle, quand davantage de femmes ont eu accès elles aussi à l’écriture, surtout celles de la noblesse et de la bourgeoisie, elles ont investi l’écriture à travers les écrits épistolaires ou ce qu’on appelle « la correspondance ». Il y a beaucoup de correspondances célèbres notamment celle de Madame du Deffand, de Madame Roland et de Madame Vigée Le Brun que l’historienne Cécile Berly a réunies dans son ouvrage consacré au genre épistolaire. Elle dit » ces lettres sont un premier jalon dans la lutte pour l’indépendance des femmes. Leur reconnaissance dans le champ politique et dans le champ public sera évidemment une lutte longue et difficile, mais par la lettre, par l’écrit, elles construisent, jalon après jalon, leur indépendance. Leur objectif étant, sur un long terme, de devenir des citoyennes à part entière. »
Dans ces lettres -qui remplaçaient les longues veillées au coin de la cheminée à se raconter nos vies, le téléphone et internet – on trouvait de tout : du plus prosaïque au plus spirituel. Ainsi, on pouvait y lire des listes d’invités à tel ou tel événement, des listes d’objets achetés ou vendus, des listes de naissances et de décès mais aussi des réflexions sur une célébration religieuse ou des prières à Dieu. Le concept du mal et du pêché y est encore vu comme une force extérieure à l’être humain, que la prière et la religion peuvent protéger et que Dieu aime malgré tout, malgré le pêché originel.
Le journal intime dévoyé
Le livre de raison masculin et collectif évolue au XIXème siècle en journal personnel tenu par l’homme bourgeois qui pratique son examen de conscience. Il s’agit d’un exercice assez dépassionné et intellectuel qui consiste à faire un tri entre ses pêchés et ses vertus, et à l’intérieur-même de ses pêchés de les distinguer entre eux. L’objectif est d’une part de corriger ces mauvais penchants en soi et, d’autre part, d’en faire pénitence afin d’en recevoir le pardon de l’Eglise et de Dieu. C’est l’idée que le mal est en chacun de nous et qu’il faut l’en extirper pour bien fonctionner.
Parallèlement, l’éducation des jeunes filles est de plus en plus prise au sérieux et on décide au XIXème siècle de demander aux jeunes filles d’écrire tous les jours le résumé de leurs bonnes et mauvaises actions afin de faire leur examen de conscience. Ce carnet est lu par la mère de la jeune fille, corrigé (pour en améliorer le style et l’orthographe), et sert de base pour améliorer son état moral et spirituel. Afin d’en faire une bonne épouse, soumise et pieuse. A la fin du XIXème, les garçons sont eux aussi invités à écrire leurs pensées intimes. Dans ces journaux, on ne traite plus du corps et de ses humeurs comme on le faisait auparavant dans les lettres ou dans les livres de raison. Il s’est passé un changement de mentalité, un énorme saut culturel qui a vu tout ce qui a trait au corps, aux humeurs, au sang être méprisé. Or, nous avons, nous les femmes, de par notre physiologie qui nous le rappelle tous les mois et qui le rappelaient régulièrement à ces femmes un lien à nous-même qui passe par le corps. Que notre lien au sacré à travers la possibilité de la Vie dans notre utérus, passe par le corps. Cette « immanence » comme l’appelle Starhawk, activiste écoféministe, une immanence que connaissaient aussi les hommes, a été artificiellement coupée de la transcendance (un lien au sacré qui passe par l’intellect en se détachant des contingences matérielles et physiques). Méprisée comme l’ont été les femmes et le corps des femmes, comme l’a été la nature puis soumise à la domination de la transcendance, de l’intellect, de la raison avec notamment l’influence de Descartes et de son « cogito ergo sum » (que tout le monde a cru). Comme l’a été aussi la part féminine, yin, sensible, en chacun de nous que nous soyons nés dans un corps d’homme ou de femme.
"L'écoféminisme fait des liens entre la violence contre la nature et les peuples et celle faite aux femmes, entre l’agression industrielle et militaire vis-à-vis de l’environnement et l’agression physique des femmes"
Pour un journaling écoféministe, collectif et créatif
La pratique du journal intime est ainsi liée à l’émergence de l’individu en lien avec celle de la bourgeoisie et du capitalisme. L’individu est seul, seul avec lui-même ou seul avec Dieu, coupé de son corps qu’il méprise ou tente de maîtriser, il s’observe, se juge, se jauge, note le temps qui passe et la manière dont il tente de « s’améliorer ». Il devient extérieur à lui, observateur de sa vie, à tel point qu’il se peut qu’il vive ses expériences de vie tout en imaginant la manière dont il la racontera dans son journal. Le journal devient une fin en soi.
C’est ce que j’ai moi-même vécu pendant mon adolescence. Ce n’est pas cette manière d’être diariste que j’aime. On devient coupée de ses émotions, coupée du flux de la vie. Le journal n’a pas vocation à remplacer la vie. Il n’a pas vocation à concentrer l’énergie de l’individu sur lui-même en le coupant du lien aux autres êtres vivants. Il n’est pas une fin en soi mais un moyen : un moyen de mieux me connaître, de mieux me relier aux autres, de ressentir davantage mon lien à la nature et au sacré, d’exprimer ma créativité. Je me sens davantage dans la lignée de ces correspondances entre femmes que dans celle des examens de conscience.
Quand je suis en train de créer mon journal, je sais qu’en analysant mes émotions, mes ressentis, mes croyances, il me permettra de les exprimer avec davantage de finesse et d’acuité aux autres. Je passe ainsi d’une expression silencieuse, écrite à une verbalisation qui va toucher le cœur de l’autre et nous rapprocher de cœur à cœur. Quand j’écris et que je dessine dans mon journal avec d’autres femmes, je sens combien nous sommes reliées les unes aux autres par la sororité et combien cette démarche nous rapproche et nous renforce. Il s’agit là de la première éthique de la permaculture, cette philosophie de la vie que j’affectionne, qui est de prendre soin des gens.
Quand je dessine et que j’écris pour moi, je laisse libre cours à ma créativité. Ici en effet, il n’y a pas de pression pour « faire de la qualité ». Pour « produire ». Pour « être lue et publiée ». Pour avoir une belle orthographe ou un beau style. Ma créativité, c’est une force que je porte en moi et qui m’est facilement accessible comme à toutes les femmes : celle d’être en contact avec la Déesse en nous, une force de vie, une « énergie créatrice » comme l’appelle Julia Cameron.
Quand j’écris en nature, je me sens faire partie de l’eau, des arbres, des oiseaux, de la terre, des feuilles mortes, de la mousse…. Et ainsi mes pensées et mes émotions prennent une autre dimension en se reliant à plus grand que moi ; celle du Soi qui veut émerger et non plus seulement celles que peuvent exprimer l’enfant joyeuse en moi, l’ado en colère ou le parent strict et jugeant qui se cache parfois derrière mes pensées. Je prends soin de moi tout en prenant soin de la terre par mon regard. Je pratique la véritable permaculture de soi.
L’écriture de soi ou journaling écoféministe, c’est donc pour moi un journaling qui prend en compte la dimension collective de l’écriture ainsi que sa dimension d’empouvoirement (ou empowerment) féminin.
C’est pour cela que j’organise régulièrement des ateliers de journaling écoféministe en nature, à côté de chez moi et que mon accompagnement Perma-femme est sous-tendu par l’écriture écoféministe et la permaculture de soi.
Pour être tenue au courant de leur organisation, inscris-toi au groupe FB Atelier d’écriture écoféministe ou à la newsletter!
Si la permaculture t’intéresse, je t’encourage à t’inscrire au cours gratuit en ligne « Diminuer son stress grâce aux principes de la permaculture » dont tu trouveras le lien ci-dessous.
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Sources
Tricard Jean, « Les livres de raison français au miroir des livres de famille italiens : pour relancer une enquête [*] », Revue historique, 2002/4 (n° 624), p. 993-1011. DOI : 10.3917/rhis.024.0993.
Correspondances féminines au XVIIIème siècle (podcast de France Culture )
Berly, Cécile « Trois femmes »
Ellrodt, Robert. Genèse de la conscience moderne. Presses Universitaires de France, 1983